« Face au prêt-à-penser, le street art rend le spectateur actif grâce à la fenêtre d’interprétation qu’il entrouvre dans la ville »


Olivier Landes est directeur artistique spécialisé en art urbain. Géographe – urbaniste de formation, il mène une réflexion depuis la fin des années 2000 sur de possibles interactions entre l’art et l’espace public. En 2013, il crée l’association Art En Ville qui met en relation des propriétaires de murs avec des street artistes. En concevant le festival In situ dans le Fort d’Aubervilliers en 2014, il devient ainsi l’un des pionniers français de ce que l’on nomme communément aujourd’hui « l’urbanisme transitoire ».

C’est à cette occasion que la mairie de Rouen repère son travail et lui confie le commissariat des éditions 2016 et 2020 de Rouen Impressionnée, qui lèguent à la ville plusieurs parcours ponctués de fresques réalisées par des artistes locaux, nationaux et internationaux. L’interview a également été menée avec Gaspard Lieb, street artiste majeur de la scène rouennaise.

À l’heure où le Street Art s’est institutionnalisé, peut-on encore parler de pratique « underground » ?

Olivier : On peut, en effet, remonter à la pratique du graffiti dans les années 80 et au Street Art originel qui était – par définition – illégal. Aujourd’hui, les deux coexistent et les artistes mènent souvent une double vie. Dans toute discipline artistique, les artistes ont besoin de vendre pour vivre. Il faut bien remplir le frigo et payer le loyer. Passé un certain âge, tu fondes une famille, tu t’installes, les artistes vont donc faire des commandes pour le secteur privé ou public, voire s’orienter vers des galeristes, et quelques uns parviennent à vivre de leur art. Ce qui a évolué aujourd’hui, c’est que le Street Art non institutionnel est moins perçu comme du vandalisme, du moins les publics l’acceptent mieux et c’est un point positif.  

C’est un cycle en fait. Lorsque certains artistes s’institutionnalisent, il y a toujours une nouvelle génération qui arrive pour casser les codes en dehors des circuits habituels. Disons que la pratique illégale reste une sorte de « rite initiatique » pour les nouveaux arrivants qui s’expriment avec leurs propres moyens. La rue offre la possibilité à une œuvre d’exister auprès du plus grand nombre alors qu’une œuvre d’atelier s’adresse à un public très restreint. Le street artiste existe grâce à la rue, c’est son espace de prédilection.

Le Street Art a encore un bel avenir devant lui, il permet d’exposer In Situ mais aussi, aujourd’hui, de façon virtuelle. Internet a permis de décupler la visibilité des artistes, d’autant plus qu’il s’agit d’un art très populaire. Exemple de cette audience, un Banksy a 20 fois plus de followers que la « star » de l’art contemporain Jeff Koons. Cela est lié aux espaces dans lesquels le Street Art s’épanouit, contrairement à des œuvres plus conceptuelles qui mettent une distance entre l’œuvre et leur public.

L’Art Urbain, c’est 50% de l’Art et 50% de l’Urbain. Les formes et les espaces en arrière-plan participent à définir la nature même d’une œuvre. Il s’immisce dans une histoire locale, dans le quotidien des gens qui habitent un lieu. Certaines œuvres assez géniales se connectent au matériau du mur, à sa texture, aux couleurs environnantes, etc. Elles interagissent avec le contexte et se connectent ainsi plus au public et aux passants. D’ailleurs, le Street Art ne se fait pas qu’en ville, il a aussi sa place à la campagne où il active des ressorts scénographiques forts comme le paysage, la nature, la faune et la flore… il suffit de voir les bunkers en Normandie, spots de graffiti privilégiés.

Œuvre de Nautil

Est-ce cette réflexion que tu portes dans ton travail et que tu souhaites transposer dans des projets comme Rouen Impressionnée ?

C’est exactement la démarche que je souhaite avoir, oui. Entrer en immersion avec le lieu pour proposer quelque chose de concret à l’artiste. Lorsqu’une œuvre monumentale est réalisée, c’est très important de comprendre les lieux dans lesquels on met les pieds. En tant que directeur artistique, mon rôle est de repérer et d’étudier les sites pour ensuite programmer celle ou celui qui saura interagir avec sa propre sensibilité et sa propre histoire.

Je pense par exemple à Ramon Martins qui avait peint une fresque à l’entrée du Quartier des Sapins en 2016. Son travail avait suscité beaucoup de réactions positives chez les habitants grâce à une belle connexion pendant le chantier. En 2020, Roberto Ciredz était également parvenu à renouveler l’image d’un bâtiment désaffecté du quartier Saint-Sever. Véritable tour de magie, il ouvre une nouvelle perspective dans le paysage urbain grâce à des effets trompe-l’œil connectés au ciel en arrière-plan.

Œuvre de Roberto Ciredz, 26 rue Desseaux, quartier Saint-Sever, crédits photo O.Landes / Œuvre de Ramon Martins, façade de l’immeuble Norwich aux Sapins, crédits photo JP.Sageot

Sur les projets longs comme Rouen Impressionnée, le contact avec la population est indispensable. On propose un contenu pédagogique avec les enfants pour leur présenter l’art mural, les artistes et recueillir leurs réactions avant l’arrivée de l’œuvre. On organise aussi des ateliers avec eux. L’idée, c’est de dépasser la posture « d’embellissement » d’un lieu avec une véritable démarche de médiation culturelle. On se doit de créer un évènement et enclencher un processus d’appropriation. À ce titre, Rouen Impressionnée est entièrement digitalisé et visible sur le site du festival.

Contrairement à l’artiste qui crée son œuvre puis quitte les lieux, les habitants la voient au quotidien en allant au travail, à l’école, ou au supermarché… Il devient partie intégrante de leur trajet et de leur routine, c’est un espace reconfiguré. D’où l’importance de soigner la réception par le public.

Rouen est-elle, selon toi, un lieu fertile pour le Street Art ?

On a une très belle scène de collagistes à Rouen je trouve, surtout dans le centre-ville. Je pense à Liz Ponio, à Fuck It, à Gaspard Lieb… Et il faut plutôt aller en périphérie pour voir du graff ou des peintures, dans les friches, les lieux désaffectés ou au Skate Park par exemple. La ville dispose désormais d’un patrimoine mural assez impressionnant avec près d’une trentaine d’œuvres, mais l’aspect historique du vieux Rouen ne se prête pas vraiment à l’art mural. Des villes comme Nantes, Rennes ou Lille sont certainement plus dynamiques, mais il s’agit de plus grandes métropoles, avec des leaders locaux qui parviennent à créer une belle effervescence.

La mairie de Rouen a mis en place un dispositif permettant de mettre en contact des propriétaires de murs avec des artistes. Les frais sont à la charge des particuliers, mais je trouve que ça va dans le bon sens et montre une volonté de faciliter les interactions entre les artistes et la population.

Historiquement, il y a toujours eu une belle scène de graffeurs à Rouen. Dans les années 90, il y avait le collectif A31, puis les Madkow, Ecloz, Dhoa, Arko, Kaze, les WTA, Cajou… et aujourd’hui, une scène encore très vivace.

Gaspard : Je pense que les mairies ont enfin compris que le Street Art pouvait être un mode de valorisation de leur patrimoine et que c’était bien perçu par le public. Ça reste une pratique moins onéreuse que de grandes installations d’Art contemporain, c’est photogénique, ça attire l’œil, c’est populaire… le Street Art a acquis une meilleure reconnaissance aujourd’hui.

Le Street Art est-il forcément un acte politique ?

« L’idée même de poétiser la vie, c’est déjà un engagement.  C’est parvenir à détourner un peu l’aspect utilitariste, performatif et mercantiliste de nos espaces. Si tu parviens à faire arrêter les gens dans leur trajet travail-supermarché-maison, c’est déjà une petite victoire, tu es parvenu à les arracher un instant à leur routine »

Olivier : Le simple fait de travailler dans la rue, que ce soit légal ou illégal, est politique. C’est une volonté de créer un lien avec les gens, avec un public au sein d’espaces partagés. Le Street Art n’est pas forcément revendicatif, mais il est, selon moi, politique par nature. Gaspard est d’ailleurs lui-même très impliqué à Rouen sur les questions philosophiques, politiques et environnementales.

Gaspard : C’est un art qui est né en dehors des institutions. Aujourd’hui, on ne va pas se mentir, on s’est un peu fait avoir par la machine capitaliste. Le Street Art est devenu un objet, un commerce… Mais cette volonté de s’insérer dans la « vie » des gens, c’est politique sans que le contenu soit – comme le dit Olivier – forcément revendicatif. Après, l’idée même de poétiser la vie, c’est déjà un engagement. C’est parvenir à détourner un peu l’aspect utilitariste, performatif et mercantiliste de nos espaces. Si tu parviens à faire arrêter les gens dans leur trajet travail-supermarché-maison, c’est déjà une petite victoire, tu es parvenu à les arracher un instant à leur routine. Mais il faut rester modeste, je pense que les street artistes ont finalement très peu d’influence.

Olivier : Je ne suis pas sûr… C’est l’ensemble des actions justement qui permet de s’opposer à des fléaux comme le changement climatique ou le système économique. Tu participes à nourrir le débat de façon alternative aux vocabulaires des médias et des politiques. Face au prêt-à-penser, le street art rend le spectateur actif grâce à la fenêtre d’interprétation qu’il entrouvre dans la ville.

Gaspard : Oui, c’est vrai. Mes collages au moment de Lubrizol avaient été très relayés par les médias.

Olivier : On est dans des villes standardisées ou tout est codé, fonctionnel… Les murs restants sont envahis par la publicité. L’appropriation artistique des murs permet encore de s’exprimer et d’intégrer de la poésie dans la ville. Tu ouvres des parenthèses finalement.

Gaspard : Oui, c’est exactement ça ! J’ai des potes qui me disent : « putain tu m’as collé un truc sur le trajet de mon boulot ! ». Casser un trajet quotidien par de l’art, c’est « inutile » dans un sens et c’est ça qui est beau et relève d’un acte poétique. On défonctionnalise la ville et on la rend plus ludique.

Justement, quels sujets majeurs s’approprient les street artists aujourd’hui ?

Olivier : Le Street Art permet de réinterpréter les préoccupations politiques majeures de notre époque. On parle en effet souvent des œuvres liées au lieu mais il faut aussi parler des œuvres en relation avec leur époque.

Le Street Art est souvent éphémère. Il témoigne donc d’un moment particulier. C’est ce que je retrace dans mon livre, Street Art Contexte(s) Opus 2, à paraître aux éditions Alternatives en octobre 2021. La pandémie a généré beaucoup de créations pendant l’année 2020, les questions environnementales préoccupent aussi beaucoup les artistes, on a des œuvres sur la tropicalisation de la Méditerranée dans le sud de l’Italie, sur le plastique en Asie dans des lieux très pollués, sur la déforestation en Indonésie… Le climat est, sans grande surprise, un sujet incontournable aujourd’hui.

Quelque chose d’autre à ajouter ?

Olivier : Une suggestion en cette période de vacances ! Valencia, une ville à la scène hors du commun : Escif, Hyuro (RIP), Felipe Pantone, le crew XLF, des invités rares (Blu, Aryz, Daniel Muñoz) et une scène locale hyper créative en Street Art et en graffiti… Pas très loin à la campagne, le village de Fanzara, ressuscité par plusieurs dizaines de peintures. Je n’en dis pas trop, je laisse les fans découvrir !

Interview réalisée par Jordan More-Chevalier le 8 juillet 2021. Texte relu et corrigé par Auxane Leroy. Visuel de l’article : L’Apparition, Œuvre de Gaspar Lieb, mur du conservatoire de Rouen, crédits photo JP.Sageot.