Peut-être avez-vous déjà entrevu l’univers diapré et luxuriant de ManLef. Que ce soit pour l’illustration de la prog 2021 du 106, sur son compte Instagram, sur Facebook ou aux temps jadis où les expositions étaient encore autorisées, ses paysages et ses personnages ne laissent pas indifférents. Ils attirent le regard par leurs couleurs et l’atmosphère solaire qui s’en dégage : une lumière régénératrice qui laisse aussi transparaître les angoisses d’une artiste en constante évolution, heureuse de s’être trouvée et de pouvoir communiquer sur qui elle est, sur ses forces, sa vitalité, ses faiblesses, ses joies et ses douleurs.
Hypersensible assumée, ManLef a appris à partager et à décrypter la symbolique de ses œuvres avec sa communauté, là où les terrains de jeu faussement candides côtoient des dimensions plus sombres. « Depuis quelque temps, j’écris des textes avant de publier une image sur ma page. Cela permet de créer du lien et le dialogue avec les personnes qui me suivent. Les gens interagissent, se reconnaissent et s’approprient mes images en quelque sorte. La créativité est une part de moi-même, c’est vital. Créer me permet de canaliser mes émotions, d’être connectée à l’instant présent, c’est une sorte de méditation très personnelle. Accompagner mon travail avec des mots a été une délivrance qui m’a permis d’assumer cette forme de liberté a laquelle j’aspire. En ayant franchi ce pas, j’ai eu beaucoup plus de retours, les gens ont été touchés, et c’est un très bel accomplissement en tant qu’artiste. »

C’est en étant elle-même et en se questionnant sur sa raison d’être que le travail de ManLef séduit. Difficile pour les artistes de répondre à des commandes tout en restant fidèles à leurs émotions et en suivant leur intuition. Il s’agit là d’une éternelle question éthique qui confronte chacun à ses obligations matérielles (payer le loyer et remplir le frigo) et à la définition de sa propre identité. Le choix est parfois impossible ; c’est un réel accomplissement que de pouvoir faire les deux.
Si l’activité artistique est souvent une introspection, un repli sur soi, elle prend tout son sens lorsqu’elle suscite quelque chose chez l’autre et crée le lien. « L’artiste est un véhicule émotionnel, affirme ManLef, il provoque quelque chose de positif ou de négatif, il fait réagir. L’art peut mettre en colère, laisser sceptique, révolter, enchanter… C’est un déclencheur émotionnel et les émotions font que nous sommes vivants. C’est pour cela que l’art est essentiel. »
Si on prend le temps de remonter le fil de ses réseaux sociaux et de comparer ses œuvres, on voit en effet surgir des choses de plus en plus personnelles, des petites voix du subconscient qui sont aussi une part de nous-mêmes et nous font réagir. Cette évolution va de pair avec tout un travail sur la symbolique et les références ésotériques. Choses que l’on retrouve dans le tarot et l’astrologie, eux-mêmes chargés de références à la fois universelles et très personnelles et qui – au-delà de leur aspect « paranormal » – suscitent au moins le dialogue et permettent de mettre des mots sur les maux.

De la jungle aux intuitions oniriques il n’y a qu’un pas, et il a été franchi par ManLef. Mainte fois explorée au cinéma, notamment par Werner Herzog ou plus récemment par Ciro Guerra et James Gray, la jungle reste, pour les artistes d’hier et d’aujourd’hui, un espace de fascination, un territoire à défricher, une terre d’exploration sauvage où la beauté foisonnante de la flore abrite tous les dangers, mais aussi l’espoir d’un autre monde. C’est aussi un écosystème à préserver, un inconscient collectif trop souvent délaissé et auquel il devient urgent de se reconnecter.
Entretien réalisé le jeudi 25 mars par Jordan More-Chevalier. Texte relu et corrigé par Auxane Leroy