À l’entour de la place du Vieux Marché, arbitrant fièrement l’ineffable et fratricide duel décorant la façade du 2, rue du cercle, espiègle pastiche dont l’audace ne manque jamais d’interpeller, se tient une vitrine ceinte d’azur. Derrière cette vitrine, l’on trouve, en poussant la porte, le conciliateur de cet antagonisme amical, que d’aucuns surnomment « Monsieur Rêve ». Rencontre avec un libraire qui nous a parlé de l’humain, du temps, de l’actualité, de la jeunesse, de la vie – et, en dernier ressort, de livres.
« La librairie a 24 ans et je suis là depuis 14 ans. Le but n’est pas de se cantonner seulement à ce rôle, mais aussi de pouvoir partager et discuter. C’est un lieu de vie, un lieu convivial où les gens viennent se rencontrer pour échanger. Ce que je fais ne se limite pas à la simple librairie : on y organise des concerts, des évènements, des dédicaces… plein de choses à l’intérieur comme à l’extérieur », nous confie Michael.
Car il n’est pas un libraire ordinaire. Ancien conseiller d’éducation, il semble avoir fait de la transmission un credo, renvoyant la culture à la racine même de son sens. On ne se rend pas au Rêve de l’Escalier, sa discrète bouquinerie, pour y feuilleter un livre silencieusement mais avant tout pour se voir. « Je pars du principe que ce qui me fait vivre en tant que petite structure, c’est l’humain avant tout, celui qui vient me voir. Pas forcément pour acheter des livres – parce que je ne suis pas cher et que j’ai du choix – mais aussi parce que mes clients aiment ce lieu, ils aiment partager, ils aiment confronter leurs idées. C’est un lieu de vie du quartier où chacun a ses petites habitudes. J’ai toujours considéré que la librairie ne tenait pas qu’aux livres et qu’elle était en convergence avec plein d’autres formes d’art. Ça va de la poésie au cinéma… : sans script, pas de films, sans paroliers, pas de chanteurs… La littérature est au centre de beaucoup de choses.
Ma librairie ne déroge pas à ça. On fait ici des concerts, des rencontres, des lectures, du théâtre ou de la poésie. Je pense qu’on a ce travail à faire, qui est de rencontrer et faire se rencontrer des gens, parce que ça me tient à cœur et que ça leur fait plaisir de voir des lieux comme celui-ci. On a tous en tête des souvenirs d’endroits qu’on aime particulièrement ».

« Je suis un des seuls lieux, je pense, où l’on peut venir boire un café, prendre un livre, prendre deux heures pour papoter, venir manger avec moi le midi ; c’est un lieu où l’on peut encore stagner. Ma plus-value, c’est le temps. Moi, j’ai le temps ici. »
Du lien et des souvenirs, en dépit du temps qui passe. Humain, rien qu’humain. Et nous voilà pénétrés d’une philosophie rafraîchissante que rien ne semble entamer. « L’humain, c’est le fin mot de tout. Quand il n’y en a plus, c’est là qu’on se rend compte que l’autre nous manque. Actuellement, il n’y a pas de lieux qui agglomèrent et les interactions deviennent rares. Je suis un des seuls lieux, je pense, où l’on peut venir boire un café, prendre un livre, prendre deux heures pour papoter, venir manger avec moi le midi ; c’est un lieu où l’on peut encore stagner. Ma plus-value, c’est le temps. Moi, j’ai le temps ici. Au premier confinement, je ne voyais plus personne, et je me suis dit : pourquoi je fais ça ? Forcément, ça trotte dans la tête. C’est pour ça qu’il faut continuer à trouver des moyens de voir les gens, en leur disant : je suis là, je suis content de vous voir, vous êtes contents de me voir.
Même pour mes parents, qui sont âgés, leur seule sortie c’est de venir me voir le lundi. Mais c’est compliqué pour eux. C’est pas qu’ils voudraient sortir plus, c’est qu’ils ont l’impression qu’on leur confisque leur petit truc. Pendant le confinement, ils ne pouvaient pas me voir. Ma mère, un jour, m’a dit : « ça fait six mois que je n’ai pas pu voir mes enfants et les prendre dans les bras ». À Noël, j’ai fait un test PCR et je l’ai embrassée, et pour elle, ça, c’était déjà un cadeau ».

« Il y a des choses qui me semblent tout de même injustes : que les cinémas ou les musées soient fermés malgré les protocoles stricts qui ont été mis en place, alors que les écoles sont ouvertes, que les métros sont blindés et que les grandes surfaces sont là, je ne comprends pas trop. »
S’il admet que la pandémie a bousculé son quotidien, « Monsieur Rêve » n’en démord pourtant pas : il faut en saisir l’occasion pour inventer, rebondir, se surprendre. « La pandémie, je ne la prends pas comme une punition, elle est là, elle est mondiale, c’est tout. Il y a des choses qui me semblent tout de même injustes : que les cinémas ou les musées soient fermés malgré les protocoles stricts qui ont été mis en place, alors que les écoles sont ouvertes, que les métros sont blindés et que les grandes surfaces sont là, je ne comprends pas trop. Charge à nous de trouver des moyens pour faire surgir ce petit truc en plus, pour que ce ne soit pas que du gris ».
« Pendant le deuxième confinement, comme j’étais fermé, j’ai trouvé un moyen de voir des gens – y compris pour moi-même, car ne pas ouvrir ça m’a foutu un coup – donc j’ai inventé un loto : en vitrine, j’avais mis 49 numéros derrière lesquels il y avait 49 livres. Les gens faisaient une grille de six numéros et repartaient avec six livres tirés au hasard.
Récemment, on a testé le « livre on live » : on a installé dans la boutique, dans le respect des normes de sécurité sanitaires, des artistes qui sont venus répéter le dimanche. Ils ont fait trois sets et les gens qui sont venus acheter des livres pouvaient assister à une répèt’. Ils étaient ravis de voir des artistes vivants. Je ne perds pas l’idée que, l’important, c’est les gens qui viennent ici».
La crise économique due aux restrictions sanitaires a contraint de nombreux commerçants à adapter leur fonctionnement, notamment par la dématérialisation de leurs boutiques grâce au « click and collect », mais Michael préfère temporiser. « Moi, je ne suis pas trop pour le click and collect et ce pour deux raisons. La première, c’est que j’ai beaucoup trop de références ici. J’en ai trente à cinquante mille en permanence, donc ça demanderait de toutes les mettre en ligne, ce qui n’est pas possible. Parfois, j’ai un livre qui rentre et qui part dans la foulée donc ça me prendrait trop de temps.
La deuxième chose, c’est que dans l’optique même du click and collect, mais ça ne regarde que moi, je ne suis pas fana de ce truc. Je comprends bien que ça ait pu aider beaucoup de confrères, notamment en librairie neuf, mais je trouve que cliquer en ligne et venir chercher son livre, ça enlève de l’humain. Alors l’humain n’est pas estompé, mais, à mon avis, on est à un tournant de quelque chose ».
À ce sujet, il a même écrit un conte de Noël, lu et enregistré dans la librairie. Dans cette posture, rien de réactionnaire, au contraire ; lui-même l’affirme, l’humain et le numérique se complètent. Mais l’équilibre est subtil. Une cliente entre, l’interpellant avec un accent d’outre-Manche. « La dame, c’est une anglaise, elle est habituée, elle vient toutes les deux semaines faire ses provisions. C’est amusant, en fonction des jours on sait que telle personne va passer, le jeudi une autre, et que le vendredi soir les deux vont se retrouver parce qu’elles se sont données rendez-vous ici ». La coïncidence se fait troublante lorsqu’une autre cliente fait irruption, dans un tintement déjà familier. « Bonjour ! Ne vous dérangez pas, j’attends un monsieur. Mais je vous ai reconnu, je vous ai en ami sur Facebook », lance-t-elle à la cantonade. « Voilà des gens qui virtuellement me suivent et qui viennent quand même me voir. Comme quoi, le numérique est compatible avec le réel ! ».
Le temps, rien que le temps. Celui d’écouter d’abord, de comprendre, ensuite. Le temps qui sépare, enfin. « Les rencontres, les gens et les artistes qui viennent, ça permet de découvrir plein de choses. Et les jeunes sont nombreux parce qu’ils se disent que finalement, ce n’est pas que des livres ici, on peut discuter de plein de choses et je prends le temps pour les écouter. Quand ils me parlent de ce qu’ils ont lu ou vu, je vais aller me renseigner, me mettre à niveau. J’en apprends autant d’eux qu’ils en apprennent de moi.
Je suis assez content de voir qu’il y a un flux qui se renouvelle en permanence, et notamment chez les étudiants, parce qu’en ce moment, ils souffrent beaucoup de ne pas avoir cours, de ne plus avoir de job ; ils sont généralement loin de leurs familles, vivent dans un logement restreint… Ils sont à un âge d’interactions amoureuses, d’interactions sociales, ils aiment aller boire des coups avec les copains ; tu te fais de grosses connexions pour l’avenir et ça ils le laissent tomber aussi. Donc je les vois davantage, et on prend le temps de discuter. Ça leur fait du bien et ça me fait du bien de voir qu’ils délient des paroles, qu’ils ont des choses à dire. J’ai une clientèle qui se renouvelle souvent, d’un côté, et des gens qui me montrent leur estime au quotidien, qui sont des habitués, comme ce monsieur qui arrive là. Un client entre – Salut Sylvain ! Tu vas bien ? ».
En dernier recours, disions-nous, ce curieux libraire parle de livres. Et tord le cou à quelques clichés. « Je suis fier d’avoir les 8-15 ans, qui sont mes gros clients, qui lisent beaucoup. Beaucoup de gens pensent que les jeunes ne lisent plus mais ce n’est pas vrai, ils lisent très ciblé sur plein de choses mais ils lisent beaucoup. Une gamine tout à l’heure me demandait du Arsène Lupin parce qu’elle a trouvé la série super. Je me suis dit que la série amenait quelque chose, c’est cool. Du coup on a discuté, je lui ai expliqué l’écriture, je lui ai dit qu’elle aimerait sûrement. Et puis la maison de l’auteur n’est pas loin ! Ça permet, par différents supports, de ramener les gamins vers autre chose.

« Un phénomène nouveau est apparu faisant que les jeunes lisent plus, ce sont les youtubers ou les instagrammers qui partagent leurs lectures, et qui ont développé une forme de métier autour de ça. Et le livre papier est toujours là, en fait. On aurait pu croire que les jeunes seraient dans le livre numérique, mais ce n’est pas le cas ; ils préfèrent le papier. »
Un phénomène nouveau est apparu faisant que les jeunes lisent plus, ce sont les youtubers ou les instagrammers qui partagent leurs lectures, et qui ont développé une forme de métier autour de ça. Et le livre papier est toujours là, en fait. On aurait pu croire que les jeunes seraient dans le livre numérique, mais ce n’est pas le cas ; ils préfèrent le papier. A contrario, les personnes âgées ont délaissé le livre physique et sont passées au format tablette pour plein de raisons : problèmes de vue, ou autres, choix instantané, etc. La gamine de ce matin à qui j’ai donné une vieille édition d’Arsène Lupin, j’ai eu l’impression que je lui avais donné le Saint-Graal ! Elle aurait pu bouder ce vieux truc, mais non.
Je pars du principe qu’on a tous un déclencheur dans la lecture ; c’est valable pour tout, mais on a toujours un auteur qui nous prend. Moi, c’est Jack London, c’est mon auteur fétiche, mais pour d’autres ce sera Harry Potter et ça déclenche quelque chose. Mais tout ça, ça vient forcément de quelqu’un : d’un libraire, d’une série, des parents, d’un professeur… C’est venu de l’humain au départ. C’est un échange, un conseil. »
Au fil de notre rencontre, plusieurs clients sont entrés, se joignant à la discussion. Le signe qu’en ce point de l’espace et du temps, on ne reste jamais bien seul. Le signe qu’entre ces milliers de pages se racontent des histoires, se lient des générations, se trouvent des trésors, dont certains, dépoussiérés, élèvent les autres du haut de leur élégante bienveillance. Et l’on se souvient du nom de ce lieu ensorcelé, Le Rêve de l’escalier, éponyme d’une nouvelle écrite par le regretté Dino Buzzati. Une nouvelle dont, pour résumer l’esprit de « Monsieur Rêve », on se permettrait bien, en conclusion, de réécrire l’ouverture :
« Je crois que je suis très habile à la production des rêves […]. Bien que je ne fasse aucune publicité, les esprits de la nuit me préfèrent à tant de mes collègues qui mettent des insertions coûteuses dans les journaux. Je dispose d’un répertoire […] très riche en imagination. Mais il y en a un qui est de loin plus apprécié que les autres ; un des moins originaux, je dois l’avouer, et la chose me mortifie un peu : c’est Le Rêve de l’escalier. Dans notre milieu, ma réputation est fondée presque exclusivement sur cet article que les esprits nocturnes ne se lassent pas de me demander ; bien sûr, avec les années je cherche à le perfectionner encore davantage. Ils disent, les esprits, qu’il est d’un effet irrésistible, d’autant plus que, à les en croire, il renferme une allégorie de la vie. » Dino Buzzati, Le Rêve de l’escalier
Interview réalisée le 26 janvier 2021 par Virgil Leprince.
Texte relu et corrigé par Auxane Leroy.