« La culture locale doit faire front commun pour surmonter la crise » – Rencontre avec Mouton Noir Records

Fondé en 2015 par Nicolas Lerille du groupe Christine, Mouton Noir Records a révélé plusieurs jeunes talents, désormais incontournables, de la scène électro rouennaise. C’est d’ailleurs dans le cadre de la sortie du prochain album de Brook Line et de Museau que nous nous sommes rencontrés. Dans cet interview, Nicolas nous parle de l’avenir de son label mais aussi de la scène locale et des solidarités à tisser entre tous les acteurs de la culture en ces temps compliqués pour le secteur.

Comment s’est passée l’année 2020 pour Mouton Noir malgré la crise et quelles sont les perspectives pour 2021 ?

Ça a été une année très particulière. Je crois que tout le monde s’est pris une douche froide. Avec Christine, ma tournée s’est arrêtée nette et tous les projets mis en stand-by… Le truc positif, je crois, c’est d’avoir pu réfléchir à la façon d’imaginer notre métier autrement. La recherche de rentabilité à tout prix pose un sérieux problème : on doit pouvoir trouver un modèle hybride où tout le monde s’y retrouve sans pour autant questionner l’indépendance de l’artiste. Pour ma part, je suis intermittent et musicien depuis 10 ans maintenant et j’ai constaté que c’était de plus en plus la course vers le profit qui primait et qui te faisait exister en tant qu’artiste. Ça a donc été l’occasion de se recentrer sur notre pratique et sur la manière dont on voulait qu’elle se diffuse.

« Il est plus que temps, je pense, d’imaginer l’évènementiel comme quelque chose de beaucoup plus raisonnable tout en mettant en avant la culture locale. »

On s’est rendu compte que l’alternative pouvait être locale. Une carrière, ça se construit d’abord chez soi. Il faut de bonnes bases, être solide sur ses appuis, développer d’abord un public sur place, se faire une expérience, avoir une fan base puis gravir petit à petit les échelons. Je crois qu’on avait un peu oublié ça ces dernières années et qu’on cherchait trop la success story ; la jeune pousse passant de sa chambre au Zénith en un claquement de doigt. Pour moi ce n’est pas forcément une bonne chose, même si je ne critique pas ce genre de parcours. J’ai moi-même fait un certain nombre d’essais, j’ai été confronté à des échecs et c’est important de vivre ça pour se construire en tant qu’artiste.

Est-ce que tu penses qu’il existe un modèle dans lequel l’indépendance des artistes ne serait pas remise en question par une logique de rentabilité, tout en leur permettant de gagner leur vie et de rétribuer correctement les professionnels qui gravitent autour d’un projet ?

Il n’y pas de solution miracle, c’est clair. Si on devait relativiser, il faut admettre qu’en France on a quand même de la chance. Il y a assez peu de pays dans le monde qui subventionnent aussi bien la culture. Il faudrait certainement un meilleur fléchage des aides, c’est vrai que parfois on s’y perd un peu… Mais si je prends l’exemple de Mouton Noir et de ma copine qui gère Le Hall et La Civette, on constate que la crise nous a permis d’attirer un peu plus l’attention sur notre rôle et sur notre fragilité face aux évènements actuels. Notre travail sur le territoire a pu être mis en lumière, on a pu réinterroger notre rôle essentiel dans le dynamisme d’une ville ou d’une région. Pour le coup, en ce qui nous concerne, 2020 et 2021 n’ont pas été si catastrophiques que ça.

On a d’ailleurs pu faire une expérience grandeur nature cet été : avec ma copine, nous avons acheté une vieille maison entre Rouen et Darnétal où 100m2 ont été dédiés aux activités associatives. On y a organisé un mini festival en respectant les consignes sanitaires et en essayant de trouver un modèle économique qui nous évite d’être à perte. Nous sommes parvenus à démontrer qu’avec une entrée à 5 euros et un public de 100 personnes, on arrivait très bien à payer tous les artistes grâce à la vente de bières et de frites.

« Ne pas vouloir payer un artiste, ne serait-ce qu’un cachet minimum, contribue à la précarisation de toute une profession. »

Il est plus que temps, je pense, d’imaginer l’évènementiel comme quelque chose de beaucoup plus raisonnable tout en mettant en avant la culture locale. Les très gros artistes internationaux sont souvent payés très chers, ce n’est pas un problème de faire venir une star de temps en temps mais peut-être faudrait-il mieux répartir les budgets, se concentrer sur les midliners : des groupes pro avec une carrière, un public, sans être des rockstars mais qui amènent du monde, une communauté et qui font la qualité d’un festival.

On ne va pas se mentir, les festivals marchent aussi grâce aux bénévoles et aux gens qui donnent de leur temps. Il faut donc trouver l’équilibre pour que les professionnels soient payés correctement, pour moi c’est la base, et que les bénévoles puissent passer un bon moment de leur côté. C’est tellement dur, quand on veut vivre de son art, de réussir à faire suffisamment d’heures et de maintenir son statut d’intermittent. Ne pas vouloir payer un artiste, ne serait-ce qu’un cachet minimum, contribue à la précarisation de toute une profession.

Personnellement, je trouve qu’il y a quelque chose de beau à jouer dans de plus petites salles ou de plus petits festivals. J’ai eu la chance de faire de gros évènements à 5000, 10 000 voire 25 000 personnes. C’est cool, mais pour être honnête, je m’éclate plus devant 500 personnes, quand il y a un échange, quand il se passe quelque chose, qu’il y a une proximité et que tu es chez toi. C’est d’ailleurs ce qu’il manque à Rouen ; une salle de 200-300 personnes pour que les artistes locaux puissent mieux s’exprimer à leur échelle. On pourrait imaginer des petits événements à taille humaine, avec pourquoi pas une tête d’affiche plus importante qui viendrait d’ailleurs, mais laisser jouer majoritairement des groupes normands sur les line-up.

La vraie question aujourd’hui c’est de savoir comment rassembler. J’aimerais qu’on puisse tous se mettre autour d’une table et trouver des solutions. Evidemment, on a chacun ses intérêts à défendre mais il faut trouver un terrain d’entente et travailler en bonne intelligence avec tous les acteurs impliqués localement.

Justement, est-ce que Mouton Noir essaye de créer des liens entre ses propres artistes ?

Oui, totalement. C’est un peu notre objectif. J’aime bien que le studio soit notre QG, un lieu où on se rassemble, où on se rencontre et que des collaborations puissent se créer.

BROOK_LINE_FOCUS_PROMO2_@ALEX_CRK / 01_Museau_©FredMargueron_2020

Pour début 2021, tu as déjà de belles sorties qui s’annoncent. Le premier album de Museau et le nouvel album de Brook Line. Museau est une découverte pour nous, peux-tu nous parler un peu de son univers et de votre rencontre artistique ?

L’atelier de Museau se trouvait au même endroit que mon studio d’enregistrement. On se filait des coups de main depuis plusieurs années sur chacun de nos évènements. Mouton Noir organisait des dj-sets pour ses vernissages, puisqu’elle est artiste plasticienne, et de son côté elle nous a aidé à construire notre premier studio d’enregistrement. On bricolait des trucs, elle s’essayait à la musique, avec un vrai feeling pour ce qu’on pouvait faire dans le label… et puis le premier confinement est arrivé. On a pris le temps de mettre tout ça à plat et de faire le point. Il se trouve que son univers décalé a mis un peu de légèreté et nous a permis de travailler sur quelque chose de plus « détendu ». Ça nous a fait du bien à tous les deux de pouvoir explorer autre chose.

Museau est une artiste à part entière. La plupart des artistes ont des compétences précises mais elle, elle sait un peu tout faire : dessiner, construire, faire de la musique… En plus de ça, elle a une vraie vision graphique des choses. Tout ça irrigue naturellement sa musique et c’est vraiment rafraîchissant.

Et c’est quoi l’électro-pop-nasale exactement ?

(rire) C’est comme ça que Museau définit sa musique. C’est un problème chez Mouton Noir, on ne sait jamais trop dans quelle catégorie caser nos artistes. Et puis c’est très français de devoir tout classer. Moi-même avec Christine, on m’a assimilé à la French Touch, au Synthwave… En vrai, j’aime bien la musique électro au sens large et j’ai pas forcément envie de faire un seul et unique truc. Je pense que c’est pareil pour les autres artistes. Museau aime aussi bien la Pop, le R&B, l’électro, un peu de techno mais pas trop… Pour le côté « nasal », ça vient tout simplement du travail qu’elle fait sur sa voix. On voulait trouver des effets particuliers et obtenir des textures originales, ce qui fonctionne très bien.

Grosse release à venir le 19 février prochain : FOCUS, le nouvel album de Brook Line. L’évolution est belle pour ce jeune artiste devenu producteur !

Brook Line, c’est un peu mon padawan ! Il est arrivé chez Mouton Noir il y a cinq ans, il n’avait que 17 ans à l’époque. Il est devenu de plus en plus indépendant et, aujourd’hui, c’est un producteur/compositeur à part entière ; il tourne lui-même ses clips, assure la promo… c’est très cool.

L’album a une ambiance particulière qui se situe à la frontière des inspirations nocturnes et de la mélancolie… Est-ce que tu penses que pour créer quelque chose de spécial il faut nécessairement y laisser un peu de soi-même ? Est-ce que créer passe par une forme de souffrance ?

Tous nos moments de vie ne sont pas forcément joyeux. Les deuils, les échecs, les ruptures peuvent en effet alimenter un projet artistique. L’art est une sorte de thérapie. Certains vont faire du sport, d’autres aller voir un psy, d’autres écrire une chanson, hurler dans un micro, faire un dessin… À chacun sa catharsis. Le single To The Down sorti le 21 janvier a d’ailleurs été créé suite à une rupture amoureuse.

L’album m’a fait penser à une espèce de bande originale de polar rétrofuturiste… Je ne sais pas si c’était voulu. Est-ce que le cinéma, l’image, irrigue l’univers de Brook Line ?

C’est complétement ça. On est très inspiré par le cinéma. Personnellement je suis super attaché au passage de la musique à l’image, quand l’un se transforme en l’autre ou que l’on imagine une scène grâce à la musique. C’est pareil pour Hugo (aka Brook Line) je pense. Il est lui-même diplômé de l’école des Gobelins et il a une vision de réalisateur, ça se ressent complétement dans sa musique.

Entretien réalisé par Jordan More-Chevalier le 21/01/2021. Texte relu et corrigé par Auxane Leroy