Alors que le secteur culturel vit, depuis près d’un an désormais, un marasme qui semble devoir encore durer, Dans Ton Rouen s’est intéressé à la Compagnie des Premiers Mots. Composée de jeunes créateurs rouennais, elle a accepté notre invitation pour un entretien d’une heure. Rencontre avec un collectif rafraîchissant, riche d’idées et dont la crise n’entame, en aucun cas, la motivation.
Comme toutes les belles histoires, celle-ci commence par une rencontre dont on n’oublie jamais le lieu. Pour la Compagnie des Premiers Mots, c’est l’avenue de la Porte des Champs, à Rouen, qui fit office de décor ; c’est le conservatoire d’art dramatique, au numéro 50, qui lui offrit son plateau. « La compagnie est née de la rencontre entre Inès [Chouquet] et moi », relate Adrien Djerbetian, cofondateur du collectif et étudiant au conservatoire. « Inès commençait à monter des projets en dehors, elle me disait souvent qu’elle aurait besoin d’une compagnie et moi j’étais intéressé par la création d’un projet comme celui-là ». Malgré deux années d’écart, les deux étudiants se trouvent un terrain commun, discutent, échangent, se donnent rendez-vous. « On avait discuté en janvier de nos projets et, à l’époque, j’étais en train de travailler sur Soeurs, de Pascal Rambert. À l’époque, et surtout avec le confinement qui a suivi, je voulais absolument travailler sur un texte car j’avais peur de m’enfermer dans mon coin, même si je savais que ce serait très compliqué de trouver des lieux pour nous produire. J’ai revu Adrien lors d’une audition, en juillet, et on s’est dit que cette fois il fallait qu’on le fasse – de toute façon, on n’avait rien à perdre. On a créé la compagnie en août et, dès octobre, on a eu des résidences ».
Le projet éclot ; vient le moment de lui donner un nom. « On faisait nos premiers pas dans ce milieu, c’étaient nos premiers mots sur le plateau, donc on se retrouvait dans ce nom » raconte Adrien. « Ça fait écho aussi au fait qu’on est une génération qui vient de se former, donc on a peut-être un truc à défendre que d’autres n’ont pas ». Une identité générationnelle qui est d’ailleurs au cœur de la première mise en scène d’Inès, Notre Jeunesse.
« Il y a eu un besoin de créer qui a dépassé tout le reste. »
Le Festival 55, organisé l’été dernier en réponse à la crise sanitaire, offre au binôme l’opportunité de faire des rencontres déterminantes. Il leur permet surtout d’étoffer l’équipe avec l’arrivée d’un troisième membre, Ludovic Lebouteiller, alors responsable des bénévoles sur le festival.
« Nous, on a une formation de comédiens, alors que Ludovic sort d’une formation plus administrative, plus centrée sur la production et la diffusion, donc on a voulu partir tous les trois dans cette aventure » explique Adrien. « L’avantage, c’est qu’ils sortent du conservatoire et moi je sors aussi de ma formation, donc on part tous les trois du même point », renchérit Ludovic. « On s’est dit, contexte ou pas, de toute façon on part de zéro, donc on verra bien où ça nous mène ». Ainsi, le 55 semble avoir été, de l’aveu du trio, une étape décisive pour fonder une nouvelle façon d’imaginer la culture à Rouen. « L’événement 55 m’a permis de rencontrer des gens au-delà d’Adrien et d’Ines » ajoute Ludovic. « J’ai pu y rencontrer toute une partie du réseau culturel rouennais et ça nous a permis d’avancer. Je pense que le festival a ouvert des portes et de nouvelles manières de faire la culture sur Rouen. En tout cas, ça a permis des échanges entre le réseau déjà implanté et un nouveau qui se crée au fil des générations. Ça a surtout prouvé que les gens avaient besoin de créer des choses sans se soucier de l’aspect concurrentiel du milieu. Il y a un « faire avec, faire ensemble » qui s’est formé. Il y a eu un besoin de créer qui a dépassé le reste ». Et Inès d’abonder en ce sens : « En sortant du conservatoire, j’avais l’impression d’être toute nue dans la jungle et de ne pas savoir vers qui aller. C’est 55 qui m’a permis de rencontrer des gens. J’ai l’impression qu’on y a rencontré beaucoup d’acteurs dont j’ignorais la présence sur le territoire. Ça a permis de rebattre les cartes ».
Lorsqu’on aborde le contexte de crise qui secoue le monde de la culture, les membres de la compagnie haussent les épaules. « Sur le long terme, on espère un retour à la normale. On crée pour une manière de faire qui était celle avant le coronavirus et on espère la retrouver. On ne prend pas du tout en compte le contexte ». « Et puis, on n’a pas perdu d’argent, vu que de toute façon on n’avait pas d’argent à mettre dedans ! » ajoute Inès avec humour. « Évidemment, pour les compagnies qui n’ont pas pu se produire, la situation est extrêmement compliquée. Mais nous, on est à notre première année de création, donc ça aurait été dur de toute façon. Ça a tendance à me déprimer si je réfléchis trop à l’avenir du métier, donc je préfère ne pas me poser la question : je préfère faire et me dire que j’ai tout tenté, advienne que pourra ». Le discours est rafraîchissant, d’autant que l’optimisme du trio semble parfaitement intact.
« Quand je disais qu’on allait monter une compagnie, on m’a répondu : « tu es sûre? ». Ça m’a donné encore plus envie de le faire ! »
Alors que l’on pourrait craindre qu’une compagnie aussi jeune, lors de sa première année d’existence, subisse doublement la précarisation du secteur, ses membres préfèrent interpréter la fermeture des salles comme une opportunité. « On bénéficie du fait que tous les projets aient été arrêtés, les théâtres restent ouverts, heureusement, pour pouvoir répéter à l’intérieur. Pour nous, au contraire, le contexte est favorable à notre création de projet » affirme Adrien. « On a pu avoir une résidence d’une semaine à l’espace François Mitterrand à Canteleu ; je pense sincèrement que s’il n’y avait pas eu le contexte, on n’aurait jamais pu avoir une opportunité dans ce lieu » confie Ludovic. Adrien ajoute : « Au Théâtre des charmes, on a fait une semaine de résidence : sans le contexte, on aurait perdu au moins une journée de travail. On verra pour la diffusion, mais ça nous donne du temps supplémentaire pour monter nos spectacles. Après, on verra comment on va survivre dans le goulot d’étranglement de spectacles qui va immanquablement arriver ».
La crise sanitaire comme aubaine ? Voilà qui, en plan large, ne manque pas d’interpeller ; et donne à réfléchir sur les conditions de production des jeunes créateurs en temps normal. « Cela dit, on ne peut pas être satisfait de la situation, ni penser que nous y apportons une réponse. Il faut rappeler que la création, pour le moment, est faite avec une énergie bénévole. On est bénévole. Là, ce sont des gens qui ne sont pas payés qui travaillent. C’est normal la première année, pour une compagnie. Mais il ne faut pas être tenté de penser que le bénévolat serait une réponse à la crise ». Pour se financer, la compagnie a dû recourir à un financement participatif, un choix par défaut, en attendant d’éventuelles subventions qui permet de financer les coûts de production.
Concernant l’avenir, s’il est difficile de se projeter, les membres de la compagnie ont, en revanche, les idées bien en place. « Il y a vraiment un besoin clair et une envie forte de monter des projets chez les anciens du conservatoire et les jeunes créateurs, auxquels on répond grâce à notre structure. On mutualise nos ressources et nos connaissances », explique Adrien. Inès ajoute : « Ça n’a pas changé mon quotidien de galères pour trouver du boulot, mais je sens qu’il se passe quelque chose autour de moi. Beaucoup de gens sont devenus précaires, mais moi je garde un peu d’espoir. J’ai envie et je me dis « on va le faire » ». La structure même de la compagnie sort des sentiers battus, tout comme son projet à terme, nous explique Inès : « Dans notre fonctionnement, on sort du cadre parce qu’il n’y a pas qu’un metteur en scène : c’est un nom qui regroupe des jeunes et des projets ». Et qui ne s’interdit pas de penser d’autres façons de se produire, à l’image du festival À vos Fenêtres, organisé le mois dernier par le collectif Et Maintenant ? : « Moi j’avais envie de voir, de déplacer le théâtre, pas sa forme, mais de voir d’autres gens. Par exemple, Notre Jeunesse, ce n’est pas un manifeste pour dire que la jeunesse est comme ci ou comme ça ; au contraire, moi j’ai envie de l’amener à d’autres, et de voir comment ils l’interpréteront ; confronter deux versions d’une même histoire. Avec le coronavirus, tu n’as plus d’espaces pour sortir, tu n’as plus que des injonctions tout le temps. Il n’y a plus de magie. En montant des spectacles, l’idée c’est d’essayer de raconter des histoires. Moi je veux jouer partout, quitte à jouer dans la rue ou dans le métro ».

Ludovic reste cependant prudent : « Ceux qui étaient programmés et avaient une date n’ont pas pu se produire, ceux qui devaient l’être attendent toujours, et ceux qui arrivent demanderont une place. Ça va créer un embouteillage et c’est ça qui nous fait peur ». Mais comme chez les autres membres de l’équipe, l’optimisme l’emporte : « La situation est plus problématique pour ceux qui étaient déjà en place. Nous, de toute manière, on se lance ; ça aurait été difficile de toute façon. Le fait que d’autres personnes nous suivent, ça ne peut que nous être bénéfique, on va avancer tranquillement ». « Ce qui nous donne de la force, c’est de se dire qu’on n’a rien à perdre », tranche Inès. « On a des gens qui nous font confiance, il y a une émulation qui fait boule de neige. J’ai l’impression que la crise, ça nous a motivé encore plus », ajoute-t-elle avec un entrain naturel. Elle ne s’inquiète pas pour l’avenir du projet, pensé avant tout pour être un bien collectif. « Je ne voulais pas que ce soit un truc personnel. Je veux que des énergies viennent, repartent, et ça bougera. Au niveau création, on a tous les mêmes envies, c’est très libre : on choisit ensemble, on discute ensemble et ça se passe très bien comme ça. Je ne me voyais pas tenir le bateau toute seule. C’est un projet : qu’il naisse, qu’il vive ; mais qu’il meure, certainement pas. Si quelque chose en sort, ça va nourrir d’autres gens, ça va nous nourrir nous, ça va être une chaîne. J’espère que ça va être une chaîne ». C’est absolument tout ce qu’on peut lui souhaiter.
À l’heure actuelle, la Compagnie des Premiers Mots héberge trois projets de spectacles : Notre Jeunesse, mis en scène par Inès Chouquet d’après un texte d’Olivier Saccomano, Insoutenables longues étreintes, d’Ivan Viripaev, mis en scène par Manon Chaillou, Adrien Djerbetian, Vincent Petit et Maïlys Pôtel, et Juste Fantômes, créé et mis en scène par Héléna Nondier.
Vous pouvez consulter le site internet de la compagnie en cliquant sur ce lien ; vous pouvez également soutenir la jeune création en participant à leur cagnotte en ligne. En cette période, il va sans dire que chaque contribution, même la plus petite, est essentielle.
Entretien réalisé par Virgil Leprince 10/01/2021. Texte relu et corrigé par Auxane Leroy