Sous ses airs pudiques, dissimulée sous la grisaille d’une actualité quelque peu moribonde, la rue Victor Hugo abrite derrière une de ses étroites façades un laboratoire des plus étonnants, épicentre d’un bouillonnement venant ringardiser la morosité ambiante. En lieu d’éprouvettes, des dizaines de cartes collées au mur, complétées par des affiches, des notes, des noms griffonnés sur des post-it colorés. Les chercheurs, eux, ont depuis longtemps laissé tomber leur blues. Sur les tables, des flyers s’exhibent, où figurent des photos de façades avec en leur centre un appel : « à vos fenêtres ! ».
« Nous, artistes, avons imaginé 31 jours de spectacles dans 31 lieux du quotidien de la métropole… »
Cet appel est le fil du festival de cette fin d’année 2020, A vos Fenêtres, organisé par le collectif Et Maintenant ? dont certains membres avaient déjà travaillé à l’organisation du Festival 55 cet été, qui, déjà, avait su reconstituer les possibles du spectacle vivant et adresser un bien créatif pied de nez à la crise. Mis sur pied en réponse aux fermetures de salles et aux annulations d’événements, A vos Fenêtres, c’est 7 encadrants, 7 techniciens, 10 bénévoles et 124 artistes qui se relaient durant tout le mois de décembre, en changeant de lieu chaque jour, pour apporter aux Rouennais la création artistique sous leurs balcons.
« On a fait un état des lieux simple pour comprendre nos limites » explique Benjamin, membre du collectif. « La crise a généré une interdiction des rassemblements, pas des artistes. L’idée, c’était donc de pouvoir continuer à faire travailler les artistes et les techniciens sur un mode différent : au lieu d’inviter du public à voir un spectacle, on a invité le spectacle chez les publics ». Un dispositif aux faux airs de balcon shakespearien, qui bouscule, mais ne manque pas de séduire.
« C’est une nouvelle façon de travailler, car le public peut librement regarder ou non » ajoute Amélie, également membre du collectif. « C’est aussi un défi logistique qui oblige à inventer des solutions pour réussir à surmonter les contraintes actuelles et s’adapter en fonction de l’évolution des mesures prises pendant cette crise ». C’est, enfin, un spectacle vivant qui s’exprime avec « beaucoup de générosité », un spectacle brut, qui se joue à n’importe quelle condition. Comme pour le Festival 55, les artistes ont une journée pour préparer leur représentation, même s’ils peuvent « réfléchir en amont à ce qu’ils vont proposer ».
Du côté de la technique, c’est le collectif Lucien, bien connu du paysage rouennais, qui prête main-forte en trouvant certains lieux, en mettant à disposition leur matériel et leurs compétences pour concevoir des scènes modulables. Ils dénichent les « indices visuels » de chaque événement, figurant sur des flyers éphémères qui comportent en leur marge le programme du festival : « Nous, artistes, avons imaginé 31 jours de spectacles dans 31 lieux du quotidien de la métropole Rouen Normandie. Nous invitons les habitant-e-s à découvrir des propositions artistiques singulières et pluridisciplinaires en décembre au pied de leurs immeubles ».
À vos fenêtres va donc au-delà d’une simple proposition artistique : c’est aussi un projet social et culturel cherchant à recréer du lien, entre les acteurs du secteur d’une part, mais surtout, d’autre part, entre les publics et les artistes, chacun étant privé depuis de trop nombreux mois des espaces de rencontre et de création qui font le sel de l’existence.

« Il n’y a pas d’après, il n’y a qu’un maintenant »
La situation, en toile de fond, ne semble pas évoluer en faveur du secteur culturel, durement touché cette année. S’il est difficile de se projeter vers l’avenir, il est à peu près certain que le milieu mettra du temps à s’en relever, en raison des pertes économiques d’abord, qui ont étouffé les revenus de nombreux intermittents, mais aussi parce que nombre de projets ont vu leur sortie ajournée et risquent de subir encore davantage de concurrence l’an prochain, et ce, alors que les places pour pouvoir se produire sont déjà chères. Un « effet d’embouteillage » qui fait craindre au collectif que nombre d’artistes se trouvent « pris en tenailles entre ce qu’ils n’ont pas pu produire cette année et les nouvelles créations qui seront produites l’an prochain ». D’autant qu’on ne sait toujours pas, alors que la ministre Roseline Bachelot a rappelé ce 17 décembre que la date du 7 janvier n’était qu’une « clause de revoyure », quand pourront ré-ouvrir les salles de spectacle –une situation qui suscite de plus en plus d’incompréhension et de colère.
En dépit de décisions « absurdes » de la part de l’État, le collectif refuse de subir et convertit son indignation en « colère constructive ». Amélie l’affirme : « nous n’avons pas d’autre option que la réactivité et la nécessité d’inventer des solutions […] Le cadre précédent n’existe plus ». En premier lieu, il fallait « être représentatif de tout le monde, rassembler et fédérer des branches ». Ainsi, le recrutement des artistes pour le festival est large : contenus pour jeune public, spectacle classique, théâtre de rue, arts urbains… L’objectif : « faire travailler tout le monde et montrer qu’aucune discipline ne doit être laissée sur le côté ». Un leitmotiv nécessaire, mais risqué, étant donné que les spectacles s’adressent à un public dit « captif », c’est-à-dire non choisi.

Pourtant, le dispositif séduit. « Il y a toujours des gens que le spectacle n’intéresse pas et qui ferment leurs fenêtres, c’est normal », rappelle Amélie. « Mais on voit bien que la plupart des gens, pendant ce confinement, sont heureux de voir des artistes se produire sous leurs fenêtres. Eux aussi subissent les restrictions en matière de culture ». D’autant que le collectif n’a pas ciblé que des lieux en extérieur, puisque des écoles, des lycées et des maisons de retraite leur ouvrent les portes. « En Ehpad notamment, ça fonctionne très bien » assure Benjamin. « Non seulement les artistes peuvent réfléchir en amont à ce qu’ils vont proposer, mais en plus on adapte les créations et dispositifs selon les restrictions. Les populations en Ehpad souffrent énormément de la crise et ne reçoivent que très peu de visites. Leur amener de la matière artistique, faire venir des artistes, ça les aide beaucoup et ils nous le rendent très bien ».
« Surmonter les contraintes ». Voilà l’expression qui revient peut-être le plus dans la bouche des créateurs du festival. (Re)créer. Innover. Se réinventer. Renaître. Inspirer. Un vaste programme, qui n’a pourtant rien d’une chimère. Soutenu par de nombreux partenaires (au premier rang desquels la Métropole Rouennaise) et coorganisé par le collectif Lucien , le festival sonne, à certains égards, comme un retour à l’essence du spectacle vivant. « Après tout, ce qu’on fait résonne beaucoup avec les troubadours médiévaux, qui se produisaient dans la rue, de façon itinérante », se remémore Benjamin. Les espaces de représentation, situés dans des espaces semi-clos pour des raisons de sécurité, ne manquent pas, vus du ciel -ou du balcon-, de rappeler des scènes en intérieur ou des amphithéâtres. C’est peut-être ça, aussi, qui fait la prouesse de l’initiative : s’immiscer dans les interstices urbains, dans ses anfractuosités architecturales, pour faire renaître, en extérieur, les sensations de l’art. Faire de la ville une salle à ciel ouvert. Aller chercher son public chez lui et adresser un fantastique pied de nez au cloisonnement de l’époque. Absorber les ruptures et les caprices du temps, les digérer et en faire une expression nouvelle. Garder, du « vivant », son mouvement et sa capacité à éclore. Avec cette morale, en guise d’ouverture, qui nous revient : il n’y a pas d’après, il n’y a qu’un maintenant, et il nous appartient de l’inventer.
Infos pratiques : au moment où a été réalisée l’interview, le collectif ne savait pas encore comment s’adapter au couvre-feu, mais continuera, quoi qu’il arrive, de produire son festival. Si vous souhaitez en savoir plus, vous pouvez suivre l’actualité du collectif sur son site internet ou sa page facebook. Des captations vidéo sont réalisées, afin de permettre aux artistes de vivre de leur travail et aux publics n’ayant pas accès aux événements de pouvoir les consulter. Comme le reste, ces captations représentent un coût important. Afin de pouvoir les financer, le collectif a lancé une cagnotte proarti en ligne. Tous les dons, même les plus modestes, sont plus que bienvenus ; ils sont vitaux.
Article rédigé par Virgil Leprince.