La salle de cinéma au temps de Netflix et de la pandémie

Nous avons rencontré Jean-Marc Delacruz, programmateur à l’Omnia, juste avant le second confinement. Il nous a parlé de son métier et des évolutions auxquelles sa profession a dû faire face ces dernières années. Les salles de cinéma sont aujourd’hui frappées de plein fouet par les mesures mises en place pour lutter contre le Coronavirus. Cependant, bien avant la situation de pandémie que nous connaissons aujourd’hui et qui nous amène à débattre sur ce qui est « essentiel » ou non (sans surprise, la culture passe complètement à la trappe), la pérennité de leur modèle est mise à rude épreuve par les plateformes VOD que sont Netflix, Apple TV ou encore Amazon Prime Video. La pandémie renforce encore un peu plus l’influence grandissante de ces mastodontes qui bouleversent la manière de consommer du cinéma.

Si la télévision déjà, avec l’apparition de la VHS, du DVD et du blu-ray offraient une nouvelle temporalité aux films et parfois même une seconde chance après une sortie en salle peu remarquée, les évolutions techniques et la simplicité qu’offrent les plateformes de vidéos à la demande court-circuitent-elles les réseaux de distribution traditionnels ? Quel rôle doit jouer la salle de cinéma aujourd’hui ?

« À la maison, tu peux te retrouver interrompu par quelque chose et passer à côté d’un film que tu aurais vécu autrement au cinéma. Il y a quelque chose de l’ordre du rituel si j’ose dire. »

Comment parvient-on aujourd’hui, lorsqu’on est programmateur d’une salle de cinéma d’art et d’essai, à fidéliser un public face aux plateformes de streaming comme Netflix ?

Il s’agit d’un vrai sujet de préoccupation. La façon de voir des films à évoluer, on ne peut pas aller à contre-courant de cette tendance. Il faut vivre avec ces nouveaux supports et en admettre les avantages. Heureusement, il existe encore en France une législation qui impose une chronologie dans la diffusion des films et qui nous protège. Cela peut paraître banal de le dire mais il y a une réelle différence entre voir un film de Scorsese au cinéma ou chez soi dans son lit, sur son ordinateur. Tu peux y prendre du plaisir, mais tu perds l’essence même du cinéma ; ce plaisir commun et incomparable que te procure la salle.

Netfllix s’adapte tout de même à cette réalité et laisse un peu le temps aux films d’exister au cinéma. Il y a eu beaucoup de discussions avec les producteurs, le CNC, et les ayant-droits pour protéger ce médium, je pense qu’ils y sont réceptifs. Bien qu’ils produisent de plus en plus de films eux-mêmes sans passer par la salle, ils semblent d’accord pour financer le cinéma en injectant de l’argent comme peut le faire Canal+. Il y a donc des compromis à trouver afin que les deux univers puissent coexister.

Tu as d’autres acteurs comme Disney qui ne jouent pas le jeu et c’est problématique… Pourtant, dès sa création, toute l’économie de Disney a pu se faire grâce à la salle de cinéma. Walt Disney, son créateur, lui doit son succès international et populaire, c’est important de le rappeler. Aujourd’hui, cette énorme entreprise n’y voit plus qu’un argument concurrentiel et préfère passer tout sur leur plateforme sans se soucier des préoccupations liées à la salle. Ils rachètent tout et imposent un rythme que tout le monde ne peut pas suivre. Je pense que c’est aux spectateurs de se positionner par rapport à ça et de se poser la question de la façon dont ils consomment les films. Si on donne caution à des acteurs comme Disney, alors il est normal que certains films ne se retrouvent plus en salle…

Encore une fois, je comprends tout à fait que des gens souhaitent regarder des films autrement. Aujourd’hui, il existe des séries absolument géniales qui sortent grâce à des plateformes comme Netflix et qui n’auraient pas trouvé de financement autrement. Cela dit, ça ne t’empêche pas d’aller voir ton film en salle dans des conditions optimales. C’est comme passer d’un blockbuster à un film d’auteur très pointu, l’un n’empêche pas l’autre, il n’y a pas de dichotomie à faire selon moi.

Toutefois, en tant qu’enfant de la salle, je persiste à dire que ces plateformes ne permettent pas d’être entièrement dédié à un film. À la maison, tu peux te retrouver interrompu par quelque chose et passer à côté. L’expérience est vécue différemment au cinéma. Il y a quelque chose de l’ordre du rituel si j’ose dire. Et puis quand tu te déplaces, tu es dans une démarche de sortie, tu vas au-delà de ton confort domestique, tu peux être surpris, tu prends un risque… Tu peux aussi y faire des rencontres, discuter avec les caissiers, les agents d’accueil, les programmateurs, parfois l’équipe du film si elle est présente. Il se passe quelque chose de plus que tu ne trouveras pas chez toi.

« J’aimerais cependant que les gens qui vont au multiplexe puissent aussi se frotter aux films d’auteurS sans appréhension. Il y a encore une frontière entre deux publics et je trouve ça dommage. »

Quel rôle doit jouer la salle de cinéma d’art et d’essai aujourd’hui ?

Elle est indispensable mais il faut qu’elle évolue. Il s’agit de l’héritage direct des ciné-clubs dont les réseaux ont commencé à se constituer dans les années 40. L’idée était de montrer autre chose que le « cinéma de papa ». On y passait du cinéma hollywoodien, peu diffusé à l’époque. Tout cela a fini par s’organiser et se labelliser avec pour idée de défendre un cinéma alternatif et différent, de privilégier la VO, de proposer du répertoire, du jeune public, de l’expérimental… Il faut conserver tout ça bien entendu, c’est ce qui en fait la richesse.

J’aimerais cependant que les gens qui vont au multiplexe puissent aussi se frotter aux films d’auteurs sans appréhension. Il y a encore une frontière entre deux publics et je trouve ça dommage. Le cinéma d’art et d’essai peut intimider et c’est pour ça qu’il doit se réinventer. Il ne faut pas qu’il stagne sur ses acquis, il ne doit pas se détourner de toutes les nouvelles technologies et rester à l’affût. Dans les faits, le public des salles d’art et d’essai est assez vieillissant, il se compose souvent d’une population homogène : professions libérales, indépendants, professeurs, etc. Une nouvelle génération de programmateurs réfléchit beaucoup à cette problématique et à la façon de générer un désir de cinéma pour un public plus large.

La situation géographique des salles n’impacte-t-elle pas directement la fréquentation ? Les salles d’art et d’essai sont souvent situées en centre-ville et les grands multiplexes en périphérie. Forcément, ce ne sont pas les mêmes populations qui sont ciblées.

C’est vrai. Aujourd’hui, les salles d’art et d’essai se situent plus dans les centres villes et attirent donc une population plus « aisée ». Le concept de la salle de cinéma est donc différent selon les zones géographiques et il s’agit d’un choix politique et culturel que de l’organiser comme tel. Hollywood étant à l’arrêt en ce moment (l’interview a été réalisée le 23/10/20 – ndlr), les blockbusters n’arrivent plus en salle et les multiplexes programment des films classés art et essai pour compenser. Il va être intéressant de voir si cela permet de décloisonner un peu les pratiques et de dédiaboliser ce type de cinéma, de faire comprendre que ce n’est pas un cinéma inaccessible, qu’il propose autre chose et que la VO n’est pas rédhibitoire ! Regarde Drunk, le dernier film de Vinterberg, qui se retrouve un peu partout et semble plaire malgré le fait qu’il soit en danois…

Après, il ne faut pas non plus se la péter et penser que l’art et essai est au-dessus tout, l’effort doit se faire dans les deux sens. Le public de la salle d’art et d’essai souhaite « maîtriser » ce qu’il consomme en passant parfois à côté de belles surprises que l’on peut trouver dans les multiplexes. En tant que programmateur, je me dois d’avoir une certaine ouverture, de prendre plaisir à programmer des films qui me semblent indispensables, tout en restant ouvert aux tendances et à des choses vers lesquelles je n’irai pas naturellement en temps que spectateur. Tout réside dans cet équilibre.

Interview réalisée le 23/10/2020 par Jordan More-Chevalier. Texte relu et corrigé par Auxane Leroy