« Être dj et engagé »

Nous avons rencontré le DJ rouennais Paul Amans, aussi connu sous son nom de scène Unitypac. Co-fondateur du collectif Diskonected, employé de l’IRMA (Centre d’information et de ressources pour les musiques actuelles) et militant révolutionnaire, Paul défend la diffusion d’une musique éclectique, accessible, tâchant de comprendre et de partager l’histoire qui s’y rattache. À l’heure de la démocratisation de la MAO (Musique Assitée par Ordinateur) et des logiciels de mix, nous avons souhaité connaître son point de vue sur le rôle contemporain d’une pratique aujourd’hui très disparate et hétérogène.

« Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas forcément un milieu plus progressiste qu’un autre. »

Par ailleurs, il lance tout prochainement un projet intitulé La Lutte Musicale qui a pour but de mettre en avant des artistes, des albums, des chansons, des lieux ou des initiatives déjà existantes, en lien avec l’engagement et le militantisme. « Nous voulons proposer une alternative d’écoute aux chansons de divertissement calibrées pour les radios FM ou le top 50 Spotify. Nous partageons donc des musiques qui ont du sens, du fond, une vision de la société qui poussent à nous interroger« , nous explique-t-il lors d’un entretien pour Danstonrouen.fr

Selon toi, comment un DJ peut être engagé à travers la musique qu’il passe et au-delà ?

Pour répondre à cette question, je pense qu’il faut d’abord prendre en compte tout l’aspect historique de la chose. Au début du XXème siècle, aux États-Unis, les DJs exerçaient au sein des radios. Ils avaient beaucoup de pouvoir à l’époque car en passant des disques ils en assuraient la promotion. Progressivement, les DJs se sont mis à jouer dans des discothèques tout simplement parce qu’ils étaient moins chers que des orchestres. Les DJs étaient interchangeables ; ils étaient des employés comme les autres et tout le monde s’en fichait de qui passait la musique. Dans les années 70, avec les débuts de la disco, des DJs comme Larry Levan du Paradise Garage à New-York ont commencé à développer des styles de mix personnels. C’est l’époque où les DJs étaient encore rattachés à un club. Ils y étaient résidents et y jouaient tous les soirs.

Larry Levan

Ensuite est arrivée la House, la Techno, le Hip-Hop qui restaient dans cette mouvance. Il faut attendre le début des années 90 pour voir apparaître le phénomène de starification propre aux DJs contemporains. Aujourd’hui, un DJ peut être la tête d’affiche d’un festival et permettre de faire venir un maximum de monde pour un événement. Les cachets se comptent parfois en dizaines ou en centaines de milliers d’euros pour une date unique.

En parallèle, la pratique du djing s’est complètement démocratisée : aujourd’hui, tout le monde peut passer des morceaux sur Spotify en soirée sur son téléphone. Se pose alors la question de définir son rôle. Est-ce seulement quelqu’un qui passe la musique des autres ? Pour répondre à ta question initiale, un DJ n’est pas forcément engagé, ni plus ni moins que n’importe quel autre artiste au sein d’une autre discipline.

D’ailleurs, contrairement aux idées reçues, ce n’est pas forcément un milieu plus progressiste qu’un autre. Sans citer de noms, t’as un DJ, récemment, qui s’est plaint des « connards de grévistes et de gilets jaunes » qui lui ont fait rater son avion alors qu’il devait aller jouer à Londres. Pour autant, t’as des Djs qui parviennent à être engagés à travers leurs mixes. Je prends l’exemple de Laurent Garnier qui avait joué La Jeunesse emmerde le front national en fin de set.

« La Free Party a conservé cet aspect revendicatif dans le simple fait de s’auto-organiser et de défendre certaines valeurs. »

Justement, c’est intéressant ce que tu dis. On peut facilement délivrer un message à travers un texte, or les musiques électroniques sont rarement pourvues de paroles. Comment faire pour être engagé à travers un mix full techno par exemple ?

C’est vrai. Quand on pense « artiste engagé » aujourd’hui on va plutôt citer des rappeurs. Mais ça peut se traduire chez un DJ dans le nom d’un morceau, le nom d’un set, dans la visibilité que tu donnes à des tracks qui n’entrent pas dans les circuits mainstreams, de faire la promotion d’artistes ouvertement engagés dans un de tes mixes… ou en essayant tout simplement de dépasser l’archétype du DJ, trop souvent représenté par des mecs blancs hétéros issus de classes sociales plutôt aisées… Il ne s’agit pas seulement de jouer les morceaux d’artistes issus de minorités, mais tout simplement de leur laisser la place, de s’orienter vers des clubs ou des festivals qui prennent ce genre d’initiatives.

Il y a eu une séparation qui s’est faîte dans les années 90 avec deux grands mouvements qui sont les Free Parties et les Raves. Les Raves se sont légalisées, sont devenues payantes et se sont organisées jusqu’à devenir ce que peuvent être les festivals electro actuels. La Free Party a conservé cet aspect revendicatif dans le simple fait de s’auto-organiser et de défendre certaines valeurs. Je pense aux teknivals qui ont été organisés suite à la mort de Steve dans la nuit du 21 au 22 juin 2019 à Nantes et qui avaient pour but de dénoncer les violences policières. Le modèle économique de la Free Party est également politique et inclusif, en soi, puisque bien souvent on paye l’entrée à hauteur de ses moyens. Cela permet de fédérer une communauté festive qui parvient à se regrouper au-delà d’une logique marchande.

« Laisser la place à des meufs sur ce genre d’événements et défendre leurs qualités d’artiste au-delà la question du genre, c’est déjà une forme de militantisme. »

Selon toi, à partir du moment où il a y une logique commerciale, la force d’engagement s’en trouve neutralisée ?

Oui et non. C’est clair que, dans n’importe quel domaine, la carrière peut prendre le pas sur les engagements politiques. Mais je peux reprendre l’exemple de Laurent Garnier qui est aujourd’hui mondialement connu et garde un certain engagement. Tu as Dave Clarke qui défend ouvertement ses positions dans les médias… Il y a aussi de grands noms qui savent baisser leurs cachets afin de soutenir une cause ou un événement qui leur tient à cœur.

Je pense à Nina Kraviz qui a fait un dj-set au Centre Pompidou en début de mois. Elle a reçu des torrents de commentaires haineux et misogynes avec pour seul argument le fait qu’elle « faisait la belle derrière ses platines ». La meuf mixe quand même au vinyle depuis plus de 20 ans. Là, tu fais le constat un peu triste que c’est un milieu encore très machiste. Laisser la place à des meufs sur ce genre d’événements et défendre leurs qualités d’artiste au-delà de la question du genre c’est déjà une forme de militantisme.

Nina Kraviz

Tu as également de plus en plus d’initiatives aujourd’hui pour défendre les mouvements LGBT+ dans la musique électronique. J’ai un pote qui a lancé Les Disques du Lobby et qui présente chaque semaine un artiste LGBT en leur donnant de la visibilité. On peut citer les célèbres Wet For Me qui font jouer depuis plus de 10 ans des meufs lesbiennes… Les exemples sont nombreux, même si ça reste encore trop peu…

Depuis le confinement, le thème de l’écologie est revenu en force. On questionne enfin le fait de voyager dans le monde entier, de prendre l’avion au bout du monde pour une seule date… D’ailleurs le DJ Simo Cell a signé une tribune dans Libération récemment pour défendre l’idée d’une scène locale, avec des résidences et la promotion d’artistes débutants.

Chez Diskonected, on essaye d’avoir des line-up paritaires avec autant de mecs que de meufs, de faire des événements pas trop chers, en général pas plus de 5€. On défend les mouvements Queers, LGBT au sein de la musique électro et bien sûr au-delà… Je peux te prendre aussi un exemple concret : le 1er octobre, on organise une soirée au Jardin21 et on reverse 10% des bénéfices de la soirée à l’association Utopia56 qui accompagne les migrants. On avait eu la même initiative lors d’une soirée avec Linkee qui lutte contre le gaspillage alimentaire. Il s’agit d’actions à petites échelles, nous en sommes conscients, mais ça permet déjà d’aider un peu à notre niveau et avec nos moyens.

Peut être allons nous revenir aux basiques avec un ou des DJs résidents associé(s) à un lieu unique ?

Oui, et surtout revenir à l’idée que c’est la musique qui reste le plus important. Cela n’empêche pas de pouvoir reconnaître le talent des DJs. Tu prends l’exemple de Underground Resistance qui étaient des musiciens noirs de Détroit dans les années 90 et qui jouaient toujours entièrement masqués pour mettre en avant la musique et fuir justement cette logique de starification.

Underground Resistance

Comme les Daft Punk et Boris Brejcha ? (rires)

Après là, c’est pas la même chose, on est plus dans un délire de mise en scène. Je parle de types qui avaient fait le choix d’être anonymes, de ne pas vivre de leur musique mais de vivre pour la musique. Même si je ne remets pas du tout en question la passion des Daft Punk ou de Brejcha. Ce sont simplement des formes d’expression différentes selon moi.

Avec la Covid-19, pas mal de personnes ont découvert ou redécouvert l’esprit des Free Parties parce que les lieux dédiés sont restés fermés. Cela pose toutefois la question des risques en organisant ce type d’événements dans un contexte de crise sanitaire… Mais ça a au moins le mérite de remettre en question un modèle devenu peut-être obsolète. Alors, certes, le fait d’avoir un super sound system pour écouter la musique comme il faut c’est toujours cool, mais ce sont des lieux qui sont quand même parfois excluant ; racisme à l’entrée, sexisme à l’intérieur, prix exorbitants… de fait, le club crée des inégalités. Attention, je ne suis pas en train de dire que les clubs doivent fermer, mais ça permet de réfléchir à de nouvelles formes, de nouvelles façons de faire la fête et de réfléchir à de nouveaux modèles. On verra ce que l’avenir nous dira.

Entretien réalisé par Jordan More-Chevalier le 10/09/2020