Diplômée des Beaux Arts de Rouen, Marie-Margaux Bonamy est artiste plasticienne de formation. Son projet artistique « Et Ta Mère ? » englobe une série d’oeuvres et d’installations interactives interrogeant le traitement des femmes et de leur corps au sein de l’espace public (et donc dans l’espace social). Elle tente de déconstruire, non sans une certaine ironie, les forces conscientes et inconscientes qui s’exercent au quotidien pour maintenir structurellement les inégalités qui subsistent entre les hommes et les femmes.
Le titre du projet « Et Ta Mère ? » interpelle déjà sur le sens d’une interjection familière très communément utilisée et pourtant assez révélatrice de la perception des femmes au sein de la société. « L’expression « Ta mère » en soi, sans aucun qualificatif, est devenue « courante », utilisée comme une insulte polysémique, comme l’expression d’un défi ou d’une révolte. De par son caractère injurieux, l’expression « ta mère » témoigne de l’inégalité apparente entre sexes, et de l’association de la femme, la mère, à une faiblesse. Le fait d’insulter une mère est considéré comme plus aisé et véhicule l’impossibilité de défense de celle-ci. Elle vise également à mettre l’accent sur l’association des sentiments à de la sensiblerie en faisant appel aux liens de parenté de l’individu visé », nous explique Marie-Margaux à travers un entretien accordé à danstonrouen.fr
« Concevoir des badges ayant la forme d’un mamelon, c’est questionner la place de celui-ci dans l’espace public au vu de la différenciation féminin/masculin qui en est faite. »
Depuis quand travailles-tu sur le projet « Et Ta Mère » ? Est-il voué à évoluer dans sa forme ?
Ce qui motive ma démarche artistique c’est l’environnement de l’individu ainsi que son emprise et son impact sur ses réflexions. Cela m’a très vite amené à m’interroger en tant que femme dans l’espace public. J’ai donc eu l’idée de différentes oeuvres qui ont pu se développer grâce à la Bourse Impulsion octroyée par la mairie de Rouen que j’ai obtenu en 2018. J’ai par la suite pu faire ma première expo au Terminal 37. J’ai continué à réaliser d’autres oeuvres, notamment celle de la plaque commémorative avec l’inscription « si seulement elle en avait eu » que j’ai ensuite développée en faux monument (STELA) et sur lequel on pouvait écrire à la craie le dénombrement des féminicides.
Dans la même démarche, la résidence Marave au Café Couture s’intéresse au corps de la femme, et plus particulièrement au mamelon. Concevoir des badges ayant la forme d’un mamelon, c’est questionner la place de celui-ci dans l’espace public au vu de la différenciation féminin/masculin qui en est faite. Nous en portons tous, là est l’égalité, cependant le téton féminin est sexualisé, différencié de son homologue qui peut s’exhiber dès que le temps le permet.

Badges Téton(s) : Badges en laine cardée imitant un téton. Marie-Margaux Bonamy, 2019.
L’idée de ces badges est de pouvoir les diffuser facilement tout en apprenant à les concevoir dans le cadre d’ateliers. Cela ne nécessite pas un savoir-faire particulier et se réalise généralement en une heure.
« Je pars du principe que l’on ne peut pas séparer l’artiste de l’individu. Ce que l’on crée reflète toujours notre personnalité. J’utilise souvent l’ironie et l’humour noir et cela se retranscrit directement dans mes oeuvres. »
Il y a beaucoup d’ironie et d’humour dans tes oeuvres pour aborder des sujets pourtant très graves.
Je pars du principe que l’on ne peut pas séparer l’artiste de l’individu. Ce que l’on crée reflète toujours notre personnalité. J’utilise souvent l’ironie et l’humour noir et cela se retranscrit directement dans mes oeuvres. L’art contemporain est assez mal aimé et souvent perçu comme élitiste. C’est pour cette raison que j’essaye toujours de jouer avec des objets assez communs comme les badges, le monument… qui sont des références partagées.
Avec la réalisation de mon installation STELA et le message « si seulement elle en avait eu », on suppose finalement qu’une paire de couilles définit notre destinée. Derrière l’ironie, il s’agit tout de même d’un monument commémoratif entièrement noir, plongé dans une pièce obscure et l’on se retrouve directement confronté à un dénombrement qui peut devenir très pesant. C’est le poids du genre, d’une certaine manière. STELA témoigne de l’ambivalence qui existe dans la prise de décision des pouvoirs publics ainsi que de l’appropriation parfois discutable des médias vis-à-vis des féminicides. Face à cette jauge déshumanisante, qui comptabilise froidement les victimes jour après jour, avec un compteur remis à zéro chaque année, nous pouvons nous questionner sur la finalité de cette pratique.

STELA : Structure en médium et OSB. Sa surface est recouverte d’une peinture dite ardoise, permettant d’écrire et d’effacer les inscriptions. Il y est préalablement dessinée à la craie blanche -via un système de dénombrement par trait- la comptabilisation des victimes des féminicides depuis le 01 janvier 2020.
Le terme de « féminicide » est employé depuis très peu de temps par les médias. C’est un terme important car en le différenciant de l’homicide, on reconnaît qu’il existe une véritable haine de la femme. C’est en utilisant les bons termes et en parlant que l’on peut discuter des choses et en assimiler l’aspect concret.
La question du patrimoine qu’incarne finalement STELA pose cette question de la place de la femme dans l’espace public. En soi c’est un mot latin qui signifie « l’héritage du père » en latin. Tout est dit. Il existe de nombreux monuments dédiés à nos morts, très rarement à nos mortes. Les journées du matrimoine permettent justement de réfléchir à cette problématique.
Pour exemple, la statue de Napoléon présente à l’hôtel de ville de Rouen est actuellement en cours de restauration. Durant la conférence de presse des journées du matrimoine, il a été proposé de mettre cette statue ailleurs et de la remplacer par une figure féminine que les citoyens pourront choisir. Il risque d’y avoir des réactions assez vives sur ce sujet, pourtant cela met le doigt sur la présence quasi inexistante des figures féminines dans l’espace public. C’est tout de même positif que des élus prennent enfin le sujet à bras le corps et proposent ce type d’action. Je suis d’ailleurs en discussion avec la mairie pour faire poser la plaque : « si seulement elle en avait eu » à Rouen.
Dans ton installation « Commerce équitable » tu mets l’accent sur un drôle de terme un peu à la mode. Le commerce, qui est par définition quelque chose de performatif, de concurrentiel et qui donc par essence crée une position de dominé(e) et de dominant, est associé à cette idée d’équité, lui-même révélateur d’une discrimination qu’il faudrait effacer. Est-ce pour toi un terme représentatif de la relation entre les hommes et les femmes ?

Commerce équitable assemble par paires des fruits ou légumes de même calibre.
Présentés ainsi, ils évoquent des attributs sexuels. Composée de silicone, l’œuvre est
aussi sensorielle, le public a accès aux assemblages et peut les toucher.
Absolument. L’équité est un mot qui admet un rapport de domination dans lequel le dominant consentirait à réduire partiellement l’inégalité. Le terme « commerce équitable » est fascinant et en dit long sur notre société car il légitime une logique de domination. Pourtant, d’un point de vue morphologique, nous sommes tout de même assez similaires et comme je dis toujours : « on a tous une paire ». Le temps est clairement quelque chose qui nous rappelle à notre égalité ; c’est ce que représente le fruit dans l’installation. Cette inexorable maturation qui va jusqu’au pourrissement rappelle in fine celui de nos corps. La notion de commerce rappelle quant à elle une relation entre deux parties avec ses règles, ses échanges et toujours bien entendu cette tendance à l’ascendance que l’un aurait sur l’autre.
« L’artiste doit selon moi permettre aux gens de se questionner, de ne pas stagner sur une façon de penser et une façon de vivre. Je pense que l’artiste est d’utilité publique si on lui laisse une place ».
Entretien réalisé le jeudi 10 septembre 2020 par Jordan More-Chevalier.